L’entreprise « augmentée » au plus proche de ses parties prenantes

L’entreprise n’est pas une île. Elle ne saurait se penser en vase clos et n’est pérenne que parce qu’elle s’inscrit dans un écosystème dynamique avec lequel elle interagit en permanence. Elle n’est pas immuable, figée, mais apprend, comprend, s’adapte, évolue. Cela implique un dialogue, des échanges, de la confiance, au-delà des parties prenantes les plus proches de l’entreprise (ses collaborateurs, actionnaires, fournisseurs, clients etc.) : avec les citoyens dans leur ensemble.

Selon une enquête Elabe pour l’Institut de l’Entreprise [1], 36% des Français expriment encore de la « méfiance » à l’égard des entreprises [2] et seuls 48% ont une bonne image des grandes entreprises (contre 93% pour les TPE-PME). Nous ne saurions collectivement nous contenter d’un tel rapport du citoyen à l’entreprise, d’autant plus à une époque où celle-ci est appelée à jouer un rôle grandissant en matière sociale, sociétale, environnementale et a déjà engagé un mouvement significatif en ce sens (la montée en puissance des sociétés de notation extra-financière, comme Vigeo-Eiris ou EcoVadis, en est une parfaite illustration [3]).

 

« L’entreprise augmentée » au cœur du paysage français

La crise de la COVID-19 a crûment mis en avant ce rôle « augmenté » de l’entreprise : dépassant les premiers jours de sidération, de nombreuses entreprises (de toute taille) ont rapidement mis en œuvre des initiatives visant à répondre à l’urgence sanitaire : conversion des chaînes de production pour fabriquer du gel hydroalcoolique, fabrication de masques, aide alimentaire, prêt de locaux etc.[4] 72% des Français ont ainsi estimé qu’elles avaient été « à la hauteur » depuis le début de la crise [5]. Mais au-delà de l’urgence, l’importance de reconnecter les citoyens à l’entreprise est une problématique plus profonde : l’entreprise est un acteur majeur et historique du tissu social français, pourvoyeuse d’emplois, de richesses, de lien social, d’innovation, et plus encore [6]. Tout en lui reconnaissant sa juste place (l’entreprise n’est pas l’Etat), les citoyens, alternativement consommateurs, (futurs) collaborateurs, fournisseurs, ou simplement acteurs d’un même territoire, ne doivent à ce titre pas s’en sentir étrangers.

L’adoption d’une raison d’être, ouverte par la loi PACTE [7] est un outil essentiel pour l’entreprise, lui permettant d’« embarquer » l’ensemble de son organisation autour d’un même projet. Un fil d’Ariane qu’elle peut s’efforcer de tirer jusqu’à ses parties prenantes les plus éloignées, jusqu’aux citoyens. C’est ce qui en fera cette « entreprise augmentée ».

Si les réponses sont multiples, trois pistes complémentaires seront cruciales : renouer avec les territoires, porter une innovation au service de la Société, et intégrer nativement les enjeux de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Et en filigrane : maintenir et renforcer la confiance, élément vital du lien entre l’entreprise et ses parties prenantes.

 

Reconnecter physiquement l’entreprise et les citoyens, en renouant avec les territoires

Agir sur la connexion physique entre l’entreprise et le citoyen passe indubitablement par une attention accrue portée aux territoires. Dans une France marquée par la désindustrialisation, ce sont des bassins d’emplois entiers qui se dévitalisent, et le rapport des citoyens à l’entreprise avec. Une déconnexion matérielle, physique, visible. Les travaux sur la « Renaissance industrielle » [8] relèvent bien, comme sa référence historique, le nécessaire retour aux fondamentaux : en l’occurrence, notamment, l’ancrage territorial.

Cette question se pose au niveau d’un quartier, d’une ville, d’une région, mais aussi du monde. C’est également une invitation des firmes multinationales à se repenser : les chaînes de valeur distendues, les sièges sociaux éloignés, les décisions homogènes appliquées à des territoires qui ne le sont pas, sont autant de modèles qui ont montré leurs limites (plus encore dans un contexte de crise planétaire aux impacts locaux divers, comme celle que nous traversons). Ce constat a accéléré des transformations organisationnelles de grande ampleur dans nombres de grands groupes, allant dans le sens d’une limitation de leurs sièges mondiaux pour accorder plus d’autonomie aux « pays », traduisant la recherche de ce que l’on retient sous le néologisme « glocal » (contraction de « global » et « local »). Une approche qui s’est avérée salutaire pendant la pandémie de COVID-19, qui a inégalement touché les territoires et a appelé à une gestion de crise la plus proche possible du terrain.

Les salariés en télétravail forcé et prolongé le confirmeront : l’entreprise est avant tout un lieu. Lieu de travail, d’échange, de vie. Matérialiser l’entreprise, la penser physiquement, l’associer à un territoire, est essentiel à ne pas la laisser devenir un organisme déconnecté ou perçu comme tel.

 

Penser l’innovation comme un outil au service de la Société

Au-delà de son ancrage physique, ce sont également les innovations qu’elle porte en son sein qui ne sauraient être déconnectées du monde qui l’entoure. Une entreprise innove pour le mieux, non seulement pour elle, mais pour l’ensemble de ses parties prenantes, au risque de perdre tout rapport à la réalité. Elle innove certes en interne (au sein d’un département de R&D, via des dispositifs d’intrapreneuriat, et dans chaque fonction ou département), mais aussi grâce à des échanges avec l’extérieur (open innovation, fusions et acquisitions). Une innovation « décloisonnée » [9] sur la forme, mais également sur le fond : l’entreprise ne saurait penser son innovation sans se préoccuper de l’extérieur mais à l’inverse la penser et la présenter comme au service de la Société. La reconnexion entre l’entreprise et le citoyen passera également par là.

À commencer par l’innovation technologique pure, à l’égard de laquelle la confiance des citoyens est obérée par les craintes qu’ils expriment vis-à-vis de la science : le baromètre Ipsos-Sapiens relève ainsi que « Si la science reste une source d’espoir au présent, c’est de moins en moins le cas : 43% des interviewés estiment que la science et la technologie produisent plus de dommages que d’avantages (43%, +6 points depuis 2013) » [10]. Les tensions autour des innovations technologiques ou médicales, de la 5G aux vaccins, en sont une illustration criante. Les entreprises technologiquement innovantes ont ici un rôle à jouer dans le maintien d’une relation de confiance avec les citoyens en expliquant leurs avancées technologiques, en vulgarisant leurs innovations les plus pointues et faisant preuve de transparence quant aux objectifs qu’elles servent.

Au-delà des aspects technologiques de l’innovation (l’innovation est aussi organisationnelle, managériale, sociale etc.), celle-ci doit être pensée comme un outil au service d’un projet de société, qui se veut plus durable, inclusive, humaine. Elle doit pouvoir être identifiée par les citoyens comme un progrès, une évolution positive dans le sens de préoccupations partagées : l’innovation n’en est une que si elle fait l’objet d’une appropriation plus large que par ses seuls concepteurs. Au risque d’ancrer davantage la déconnexion des intérêts des uns et ceux des autres.

 

Rassembler entreprises et citoyens autour d’un projet commun de Société

Reconnecter le citoyen et l’entreprise implique moins prosaïquement de rétablir une certaine sérénité autour du capitalisme. Que l’on parle de « capitalisme responsable », d’« entreprise citoyenne », l’idée est de restaurer la confiance des citoyens dans la capacité de l’entreprise à ne pas vivre aux dépens de ce qui l’entoure.

C’est précisément sur l’identification et la construction d’une communauté d’intérêts que le rapprochement des citoyens et de l’Entreprise s’opèrera le plus naturellement. La reconnexion implique de regarder dans la même direction : répondre à une même quête de sens, partager les mêmes valeurs. La prise en compte des enjeux de la RSE est en cela un exemple signifiant : beaucoup d’entreprises le disent, il s’agit là d’un réel enjeu de recrutement (pas seulement des plus jeunes) et de fidélisation des clients. D’importants partenaires se montrent par ailleurs de plus en plus regardants, à commencer par les banques ou assurances en ce qui concerne les risques environnementaux par exemple. Avec un réel impact sur l’activité économique de l’entreprise : Axa IM l’a récemment démontré [11], les entreprises les plus avancées en la matière sont aussi celles qui ont le mieux résisté à la crise.

Être connectée aux citoyens implique également pour l’Entreprise de refléter plus fidèlement la société dans laquelle elle évolue : dans sa diversité (notamment dans les efforts qu’elle peut – doit – mener en matière de parité) comme dans son mode de fonctionnement. La consultation régulière par l’entreprise de ses parties prenantes, y compris externes, est en cela une pratique de plus en plus répandue.

Au-delà des valeurs affichées, il s’agit enfin d’assurer une cohérence entre les valeurs mises en avant et la réalité de l’entreprise, ce sur quoi elle ne saurait tricher : la reconnexion entre les citoyens et l’entreprise augmentée passera par la sincérité, par la transparence et, in fine, par la confiance.

 

[1]« Les nouvelles attentes de Français envers l’Entreprise », une enquête Elabe pour l’Institut de l’Entreprise, 2020 https://www.institut-entreprise.fr/publications/enquete-les-nouvelles-attentes-des-francais-envers-les-entreprises

[2]Ce qui constitue certes une évolution par rapport au précédent volet de cette enquête, en 2017, où ils étaient 42% à exprimer un tel sentiment

[3] Le rachat de Vigeo-Eiris par Moody’s en 2019 démontre par ailleurs l’intérêt croissant des acteurs de la notation financière pour les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance)

[4] Nombre de ces actions ont été relayées par l’Institut de l’Entreprise, lors du premier confinement, à travers son initiative « Histoires d’entreprises en action »

[5] « Les nouvelles attentes de Français envers l’Entreprise », 2020, op. cit.

[6] L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus, Pascal Demurger, ed. L’Aube, 2019

[7] Loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises)

[8] « Vers la renaissance industrielle » (Anaïs Voy-Gillis et Olivier Lluansi, éditions Marie B, 2020) https://www.la-fabrique.fr/fr/blog/vers-la-renaissance-industrielle-francaise/

[9] Voir le séminaire de l’Ecole de Paris du Management, « Innovation décloisonnée : l’incarnation d’un virage stratégique » avec Csilla Kohalmi-Monfils, Directrice des Écosystèmes d’innovation, ENGIE Fab, ENGIE

[10] Baromètre « Science et société » Ipsos pour l’Institut Sapiens, décembre 2020 https://www.institutsapiens.fr/la-defiance-des-francais-envers-la-science/

[11] « Coronavirus: How ESG scores signalled resilience in the Q1 market downturn » ; Axa Investment Management, avril 2020

Hortense Chadapaux

Hortense Chadapaux est directrice des Programmes de l’Institut de l’Entreprise. Elle y dirige notamment l’Observatoire de l’Innovation et différents programmes de réflexion sur l’entreprise, réunissant dirigeants d’entreprises, académiques et pour l’un d’eux des panels citoyens. Elle a co-fondé le podcast « Entreprise curieuse ». Elle a travaillé cinq ans au ministère des Affaires étrangères, au département des Affaires économiques internationales. Hortense est diplômée du master Affaires publiques de Sciences-Po Paris et d’une licence de droit de l’Université Paris II-Panthéon Assas.

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